Il était rare que Hal sorte un soir de semaine. Surtout pas un jour de pluie. Mais il y avait une chose que Hal n'aimait pas vraiment. C'était la routine. Plutôt paradoxal pour un enseignant, direz-vous - certes. Mais il arrivait à faire en sorte que tout soit un petit peu différent tous les jours - des petites choses à peine remarquables. Hal ne raffolait pas des répétitions inutiles.
A cause de la pluie, il n'y avait pas grand monde dans le café. L'ambiance d'ordinaire bruyante était devenue feutrée, personne n'avait besoin de hausser la voix pour se faire entendre par son interlocuteur. Les gouttes qui s'écrasaient sur la grande fenêtre près de la porte d'entrée se reflétaient sur les vitres des cadres protégeant reproductions qui décoraient les murs de l'établissement, donnant l'impression qu'il pleuvait à l'intérieur même des tableaux et photos. Pour certaines toiles de Hopper, c'était assez approprié. Ça l'était pour son humeur, aussi.
Il n'était ni joyeux, ni maussade. Pensif, peut-être. Appréhendant, sûrement. Si, un peu maussade en fait, probablement. Inquiet, surtout, et accablé par ce qui avait survenu la semaine précédente. Qu'elle fut ex-femme ou pas, Hal n'avait jamais souhaité à Esther de terminer sa vie ainsi. Cela faisait cinq jours que le décès avait été avisé et maintenant, beaucoup de choses allaient changer. Ce soir là était le soir où Hal avait définitivement confirmé l'inscription de sa fille au lycée de Red Wings. Le directeur lui avait adressé un regard compatissant. Hal avait apprécié cela. Puis, il avait décidé qu'il avait besoin d'un café mocha. Le mélange de la caféine, du lait et du chocolat ne pourrait que lui faire du bien.

Hal ne s'attendait à rien de particulier. Il avait pensé rester à cette table près de la grande baie vitrée, regarder vers la fenêtre sans vraiment faire attention à ce qu'il verrait à travers et laisserait la chaleur réconfortante du breuvage agir. Pas question de se lamenter, cependant. C'était une option qui n'était absolument pas envisageable. Faire de l'ordre dans sa tête paraissait être, à contrario, une très bonne idée. C'était la principale raison de sa présence ici. Son propre appartement était bien trop silencieux pour cela.

La porte du café s'ouvrit et un courant d'air frais parcourut brièvement la pièce. Hal ne s'en formalisa pas et jeta machinalement un regard vers la personne qui venait d'entrer. Il était sur le point de détourner les yeux pour ne plus prêter attention à cette personne lorsqu'il se rendit compte qu'il la connaissait.
C'était inattendu. Depuis combien de temps n'avait-il pas revu Luinil ? Des mois ? Cela se comptait probablement en années - au moins une entière. Néanmoins, il la reconnut immédiatement. Il n'avait pas une excellente mémoire des visages, mais il oubliait rarement ses anciens élèves, surtout ceux avec qui il avait parlé en dehors des cours. « Luinil ? » avait-il appelé doucement après avoir pivoté sur sa chaise pour lui faire face. Elle était cernée. Son regard était différent de celui qu'elle avait la dernière fois qu'il l'avait vue. Il y avait plusieurs mois, il lui avait envoyé un dernier mail (ou message vocal, ou quoique ce soit d'autre, il ne s'en souvenait plus) auquel elle n'avait jamais répondu. Il n'avait pas insisté, quelle que soit la raison de ce silence. Elle faisait ses propres choix. Il ne s'en était pas offusqué.
Il avait fini par se lever et à faire quelques pas vers elle. Quelques pas seulement. Deux ou trois. « Ça faisait longtemps. »