Samedi soir, vingt heures. Tu as envie de sortir de ton studio, de voir un peu la ville au soir, de t'arrête dans un café et boire tranquillement un bon café. Tu ne connais encore pas grand monde dans cette ville. A part cette fille. Ses yeux, son expression te reste en mémoire et il t'est impossible de les chasser de ton esprit. Toujours assez sur ton lit, à regarder par la fenêtre, tu essaies de te souvenir de ce petit moment passé avec elle. Tu espères la revoir bientôt mais sans grande conviction. Même si tu la revois, tu étais tellement ridicule qu'elle n'a pas dû faire attention à toi. Et puis si tu continues à aborder les filles comme ça, tu vas t'attirer des ennuis idiot ! Tu te décides à te lever pour sortir. Tu prends ton paquet de cigarettes, ton skate et ton porte-monnaie et te dirige en ville. Tu cherches un peu partout un café, ou même un bar et tu finis par trouver : « Wing's Café ». Tu arrêtes ton skate et t'assois à une des tables en terrasse. Une jolie blonde est à la table à côté, mais tu ne fais pas plus attention que ça, tu es toujours en train de penser à la fille que tu as rencontré peu de temps avant. Un serveur vient te voir, tu commandes un café et te mets à attendre. Puis tu as envie de fumer, alors tu prends ton paquet. Tu t'aperçois qu'il est presque vide. Tu regardes enfin cette femme à côté de toi. Elle a l'air plus âgée que toi, plus mûre. Tu hésites, mais tu finis par lui demander :

« Excusez-moi, où est-ce que je peux trouver un bureau de tabac ? Je viens d'arriver alors je ne connais pas bien la ville ! »

Puis tu souris, ton sourire amical habituel. Tu as besoin de la cigarette pour tenir. C'est idiot, mais depuis la mort de ta sœur, tu as besoin de ça. Repenser à elle fait retomber ton sourire, tu as à présent l'air ailleurs, triste. Idy te manque toujours autant, et tu peux toujours le nier, ça ne changera rien. Quoi que tu fasses, elle te manque et tu penses toujours à elle avec un profond regret au fond de la gorge. Alors que tu es coincé dans tes pensées, le serveur t'apporte ton café. Tu le remercies et ajoute un sucre, puis commence à le boire. Tu remarques en reposant ta tasse que tes mains tremblent, sans que tu saches pourquoi. Ce n'est pas un petit tremblement commun, non, c'est un tremblement que t'oblige à prendre ta tasse des deux mains pour la reposer. On aurait dit un grand malade, avec ces mains tremblantes et ce regard triste ! Tu ris légèrement, un petit rire amer pour te moquer de la situation. Penser à ta sœur te fait de plus en plus de mal. Il te faut penser à autre chose, voir de nouvelles têtes, de nouveaux horizons. Tu as besoin de changer de vie. Il te faut de nouvelles rencontres. Tu regardes la femme à côté de toi, espérant secrètement qu'elle n'ait pas vu ou entendu ton tremblement, ne voulant pas être pris pour un fou. Ta sœur aurait ri et se serait moqué te toi. « Alors le vieux papy, on tremblote ! » C'est ce qu'elle aurait dit, t'imitant ridiculement tenant une cannes en tremblant, en riant naïvement et avec toute son immaturité. Encore une fois, ton regard s'échappe, rejoignant le néant. Tu repenses à toutes ces années perdues, par ta faute. Cette idée ne t'a jamais quitté malgré tout ce qu'on a pu te dire. Elle avait insisté pour venir pourtant, et toi, pensant faire son bien, tu avais refusé. Mais si tu avais accepté...
Des larmes te montent au yeux, tu détournes le regard et te concentre sur la couleur du café, chassant tant bien que mal tes pleurs. Il y a mieux comme première impression.

« Ca n’a pas l’air d’aller très bien. »

Cette phrase te fait sortir de tes rêveries. Tu t'aperçois qu'elle te regarde avec insistance, déjà tournée de ton côté. Tu la regardes, inquiet. Elle a remarqué. Tu décides de faire comme si de rien n'était. Tu souris doucement, un sourire faux, mais c'est le seul que tu as.

« Si, bien sûr, ça va. »

Tu ne comprends pas pourquoi cette femme que tu ne connais pas s'intéresse à ton état. Tu te demandes si c'est pour faire bonne figure, par curiosité ou simplement par gentillesse. Ton regard doit paraître faux et tu fuis ses yeux pour éviter qu'elle ne voit ton mensonge. Tu n'aimes pas qu'on te pose cette question lorsque quelque chose ne va pas. Tu n'aimes pas paraître faible. Alors tu fais toujours comme si tout allait bien, comme si ce que tu penses n'existait pas, comme si le monde autour de toi était merveilleux. Comme si ta sœur n'était pas morte, comme si elle n'avait pas existé. En fuyant Bristol, ta ville natale, tu t'étais juré de ne plus pensé à elle comme tu le faisais. Tu t'étais promis de te reconstruire sans son fantôme. Ne pas l'oublier, mais ne plus y penser sans cesse. Pourtant, depuis ton arrivée ici, tu ne penses qu'à elle. Malgré les décisions, on ne change pas si facilement. Ton faux sourire s'efface un peu, mais tu gardes un air joyeux, comme si de rien n'était. Tu attends seulement qu'elle parte ou que tu finisses mon café pour ne pas croiser son regard et ne pas avoir à t'expliquer avec cette inconnue.
Mais contre toute attente, elle s'installe en face de toi, plongeant son regard dans le tien sans que tu puisses l'éviter. Elle te souris légèrement, pour te faire parler sans doute. Tu hésites, baissant les yeux vers ton café. Tout raconter à une inconnue, c'est idiot. Pourquoi tu raconterais ta vie à quelqu'un que tu ne connais pas ? Ta vie ? Non, pas la tienne. La sienne. A elle, Idy. Ta vie, tu t'en fous. Tu pourrais bien mourir le lendemain que tu t'en foutrais. Mais cette fille semble insister et tu n'aimes pas ça. Tu as envie qu'elle te lâche.

« J'ai juste... du mal à faire face à certaines choses. C'est tout. »

Tu es honnête et poli, tout en faisant comprendre que tu n'as pas envie d'entrer dans les détails. Mais voilà, c'est comme un tourbillon, repenser à ta sœur te faire toujours du mal, et pourtant c'est comme si tu t'obligeais à y penser. C'est une boucle sans fin qui t'emporte sans que tu ne puisses rien y faire. Tu n'as pas pu la voir avant qu'elle ne meurt. Tu maudis ce satané bus qui n'a même pas eu l'idée de s'arrêter en la voyant. Et tu te maudis toi. Tu n'as pas su la protéger cette fois. Cette dernière fois. C'est ce que tu regretteras toute ta vie. Tu n'auras jamais vu son visage changer. Tu l'auras toujours connue jeune, une enfant. Toi tu évolues chaque jour un peu plus et ça te détruit. Tu t'es mutilé longtemps, laissant des cicatrices sur ta peau. Mais tu t'es finalement rendu compte que ça ne servait plus à rien, que ta sœur était partie trop tôt, que rien ne la ferait revenir. Aujourd'hui, il fallait que tu vives avec ce poids. Pour elle. Pour te faire souffrir comme elle a dû souffrir. Le dernier mot que tu lui as dit ? « Tu es trop jeune pour ce genre de fête ». Sur ces mots, tu es parti et elle a fait la tête. Elle ne t'a plus souri. Son sourire. A quoi ressemblait-il déjà ? Tu as oublié. Tu paniques soudain. Tu as oublié son sourire. Et sa voix ? Quelle était sa voix ? Tu as peur d'oublier peu à peu. Sa voix, il faut que tu l'entendes à nouveau ! Où sont les souvenirs d'elle que tu avais ? Tu ne les as plus avec toi. Où sont-ils ?! Ils sont là où tu ne peux plus les voir. Ils sont là où tu les as laissés. A Bristol. Quand est-ce que tu l'oublieras totalement ? Quand est-ce que ta sœur ne sera plus qu'un souvenir ? Tu ne veux pas. Tu veux qu'elle vive avec toi, toujours. Mais elle commence à disparaître. Tu veux la rattraper mais tu n'y arrive pas. Elle est bien trop loin.
Une larme coule sur ta joue et ça te réveille. Tu portes ta main à ton visage pour la retirer, avant que la fille devant toi s'en aperçoive, même s'il est déjà trop tard. Lorsque tu chasses cette larme, d'autres passent la barrière de tes yeux et tu n'arrives plus à t'arrêter de pleurer devant cette fille qui n'a fait que l'erreur d'insister. Les larmes défilent, tu cherches à les chasser petit à petit mais elles ne cessent d'apparaître. Tu baisses la tête pour ne pas affronter le regard de ton interlocutrice et tu commences à rire, comme pour cacher ton malaise.

« Ahah. C'est rien, j'ai juste mal. Ca va passer. »

Tu essaies de te rassurer, mais à peine ces mots prononcés que tu t'enfonces. Tu convulses, tu ne te contrôles plus. Si ta sœur te voyait, elle aurait honte. Et voilà, encore avec tes « et si ». Ta sœur n'est plus là et c'est ça qui te fait mal. C'est la cause de tous ces pleurs, de toutes ces larmes. Oui tu as juste mal. Suffisamment pour pleurer devant une inconnue, toi un homme. Toi qui déteste montrer ta faiblesse. Tu as craqué devant une phrase et un peu d'insistance. La perte d'un parent ne connaît jamais le deuil. Et tu ne veux pas oublier. Jamais.